UNE DÉFINITION EN QUESTION.

Mais que signifie vraiment le terme de déconsommation ? Si l’on s’en fit aux exemples suscités, il serait tentant d’y voir avant tout une réalité commerciale, celle d’une chute de la vente des vins. Nous l’avons vu, il en est pourtant autrement. S’agirait-il alors de désigner le phénomène amorcé depuis les années 60 qui conduisit à transformer les habitudes de consommation, qui passèrent de vin de table quotidien à un plaisir occasionnel ? Force est de constater que le flou règne, tandis que ce véritable mot d’ordre s’est répandu jusqu’à coller au monde viticole français, dans la presse spécialisée (vois les multiples articles de Vitisphère) et jusque dans les journaux « de référence » (Le Monde en aout 20241, Le Figaro en février 20252 ou Libération en avril de cette même année3). Il semblerait donc bien que le message, lancé par la CNIV et Vin & Société, ait été bien entendu et repris comme vérité.

Pourtant, en faisant de la « déconsommation » leur cheval de bataille, ces mêmes instances négligent l’histoire de ce concept, qui non seulement dépasse de loin la définition employée par celles-ci, mais nous renseigne aussi sur les évolutions de la consommation dont les leçons n’ont pas encore été tirées.

La création d'un mot : du néologisme au détournement de sens.

Remontons le temps : « déconsommation » est avant tout un néologisme, un mot qui apparaît pour la première fois vers 2006 dans la presse généraliste (comme dans Le Parisien du 22 mars 20064). Dans une année pourtant où la France est encore en croissance5 et où la consommation française de vin dépasse encore les 30 millions de litres 6, nous sommes loin d’un contexte qui, comme en 2020, se prête aux inquiétudes économiques, et pour cause : dans ses balbutiements, déconsommation est moins un terme employé par des experts pour décrire la conjecture, qu’un vocabulaire que l’on trouve dans la bouche même des consommateurs, pour définir leur comportement d’achat, en particulier en matière vestimentaire. La déconsommation émerge ainsi par le bas, et intrigue dès lors les spécialistes en marketing et science de la gestion. Ce phénomène, décorrélé de l’état économique du pays, donna lieu à un article paru en 2013 dans la Revue Française de Gestion, sous la plume de Gilles Séré de Lanauze et Mme. Béatrice Siadou-Martin, tous deux professeurs et chercheurs en management à Montpellier7. Leur conclusion est sans appel : la  « déconsommation » ne peut être dissociée des clients, qui en sont la cause principale, voire unique. Inspirés tous les deux par la pensée de Moris B. Holbrook, économiste qui le premier dans les années 1980 théorisa l’importance de l’affect et des émotions des acheteurs dans le choix de leur produits, les auteurs de l’article définissent dès lors la déconsommation comme un choix, fruit d’une décision personnelle, pouvant prendre différentes formes, et être motivé par différentes raisons.

Il convient de s’arrêter un instant sur ces deux derniers aspects, tant ils éclairent aussi bien l’utilité de ce terme, « déconsommation », pour la viticulture, que les décisions et stratégies pris par les acteurs comme Vin & Société au tournant des années 2020. Commençons par la prise de décision : toujours selon Séré de Lanauze et Siadou-Martin, pourquoi décide-t-on de « déconsommer » ? Face un produit, le consommateur recherche avant tout une valeur, une plus-value trop souvent réduite à une nécessité ou à un plaisir. Cela va plus loin que cela : à l’aune des angoisses écologiques, de plus en plus palpables, et des questionnements sur les enjeux environnementaux (OGM, pesticides, etc.), il existe ainsi une véritable valeur éthique, qui peut guider l’acheteur potentiel vers la déconsommation. Ensuite, conséquence directe de discours focalisés sur la santé et l’image de soi, acheter, même pour soi, n’est plus un acte neutre si le produit en lui-même n’est pas perçu comme sain : définie comme une valeur dite « sociale », cette motivation, généralement orientée par ses proches, amènent à se détourner de produits jugés néfastes. Enfin, si l’on en revient aux fondamentaux, la nécessité et le plaisir, il convient d’y ajouter de nouvelles dimensions. Pour le premier, la sociologie démontre que même en situation financière difficile, on sous-évalue la place qu’occupe dans les foyers précaires le besoin de se faire plaisir8. Un retour à l’essentiel ne signifie pas nécessairement une privation, mais la recherche de produits accessibles dans des circuits de distribution plus proche, plus accessible, plus abordable. Quant au second, le marketing à des fins récréatives doit faire face à de nouvelles préoccupations, à de nouveaux besoins.

Ce mode de pensée peut prendre différentes formes, et se coupler aux autres impératifs déjà évoqués, dans des combinaisons qui au final, entraîne une réévaluation des modes d’achat, qui conduisent à une « déconsommation ».

Vers la fin de l'achat ?

Mais est ce que cette dernière signifie juste « ne plus acheter » ? Certainement pas : toute comme ces motivations, elle est protéiforme. La suppression définitive n’est qu’un cas de figure, et pas nécessairement le plus répandu.  Elle peut se matérialiser plutôt comme une réduction, que ce soit du budget alloué ou à la quantité achetée, le tout amenant généralement à la recherche du meilleur rapport qualité-prix. La déconsommation, c’est aussi substituer un produit par un autre : dans ce cas de figure, il peut s’agir soit de remplacer une denrée par une autre (ex : consommer de l’eau plutôt que de l’alcool, pour reprendre le curieux cas de figure du CNIV), ou d’en chercher une marque ou une version qui elle remplirait mieux les critères susmentionnés. Enfin, reste la possibilité pour certains ménages de produire par soi-même. Exactement comme avec ces motivations, la déconsommation peut marier ses différents modes d’action en diverses combinaisons, ce qui la rend d’autant plus difficiles à saisir. Néanmoins, en conclusion de leur article, Séré de Lanauze et Siadou-Martin offrent des solutions envisageables : la proximité perçue d’un produit est ainsi un thème central et récurrent qui concerne aussi bien les acteurs de la filière que les distributeurs. La qualité, mais surtout l’authenticité sont aussi des critères essentiels, gages pour beaucoup d’un respect du client. Le capital-marque doit aussi s’attacher à répondre aux angoisses des clients, en s’engageant dans les débats en cours et en adoptant un comportement responsable qui lui permet de prendre position du côté des acheteurs et acteurs du marché.

Sources :
1 GIRARD Laurence, « La chute de consommation de vin redessine le paysage viticole français », dans Le Monde, 2 août 2024.
2 LEMAIRE Martin, « Pourquoi la baisse de consommation de vin entraîne dans sa chute les marges des restaurateurs » dans Le Figaro, 7 février 2025.
3 DEBORDE Juliette, « Baisse de la consommation de vin : les producteurs, pas résignés, décidés à se «réinventer» » dans Libération, 17 avril 2025.
4https://web.archive.org/web/20060323035035/http://www.leparisien.com/pdf/journaux/93/commun/page09.pdf
5 Une vue d’ensemble de l’INSEE confirme que durant l’année 2006, la France voit sa croissance augmentée de 2%, un pourcentage qui se manifeste notamment avec un regain des importations (+5,5%) et un renforcement du pouvoir d’achat (+2,1%)
6 Source : Organisation Internationale du Vin et de la Vigne, reprise par Vinotracker.
7 SÉRÉ DE LANAUZE Gilles, SIADOU-MARTIN Béatrice, « Pratiques et motivations de la déconsommation » dans Revue Française de Gestion, n°230, 2013, p. 55 à 73.
8COLOMBI Denis, Où va l’argent des pauvres ? Fantasmes politiques, réalités sociologiques, chapitre 3, « Gérer l’ingérable. Petits arrangements avec la misère ».

Cette série d’articles a été co rédigée avec Roxane Chaudier, maîtresse en histoire, Université Paris Cité.
Retrouvez tout le dossier : Déconsommation, histoire d’un mythe.

      

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