UN SYSTEME EN QUESTIONS

Les faits.

Les deux seuls premiers grands crus classés A (rejoints en 2012 par Angélus et Pavie) ont annoncé leur renoncement à ce classement. Leur explication (coordonnée) donne à penser que les critères de l’ensemble des crus classés de Saint Emilion ont effacé la qualité (terroir et vin) au profit d’une approche économique (aménagements, accueil, tourisme). Le retrait des deux monuments de l’appellation serait donc une manifestation de mécontentement et un appel à la réforme du système.

Les crus classés du bordelais regroupent 3 zones de production qui ont donné au cours de l’histoire et avec moults évolutions, changements voir polémiques, un classement par origine :
-pour le Médoc (classement de 1855) : 60 Châteaux dont 4 premiers crus, 14 deuxièmes, 14 troisièmes, 10 quatrièmes et 18 cinquièmes pour 5 AOC (Haut-Médoc, Margaux, Pauillac, Saint Estèphe et Saint Julien),
-pour Sauternes (classement de 1855) : 27 propriétés dont 1 premier cru supérieur (Yquem), 11 premiers crus et 15 deuxièmes pour cette seule AOC de blancs liquoreux,
-pour les Graves, 16 crus classés de l’AOC Pessac Léognan (7 rouges, 3 blancs, 6 rouges et blancs) ; à noter que le Château Haut Brion est le seul classé deux fois (dans le classement de 1855 et en Graves),
-pour Saint Emilion sont récompensés aujourd’hui 18 premiers grands crus classés (4 ‘A’ et 14 ‘B’) et 64 grands crus.

Avouons la complexité de ces dénominations : leur attribution et contrôle s’avèrent tout aussi illisible ; le classement de 1855 (initié par la Chambre de Commerce et d’Industrie de Bordeaux) n’a jamais été révisé ; celui des Graves (à la demande du Syndicat et institué par l’INAO Institut national des appellations d’origine) date de 1953 et reste inchangé ; pour Saint Emilion, il provient aussi du Syndicat, est établi en 1954 par l’INAO, se voit remis en question tous les dix ans et a été depuis 2012 placé sous l’autorité de l’INAO, avec le concours des ministères de l’Agriculture et de la Consommation ; ouf !

On peut enfin ajouter que deux autres classements ont été créés sans que leurs vins n’appartiennent à la catégorie « grands crus » :
-les crus bourgeois du Médoc : 240 à 260 vins récompensés chaque année (répartis en 3 catégories, ‘bourgeois’, ‘supérieurs’ et ‘exceptionnels’),
-les crus artisans regroupent 36 vignobles familiaux du Médoc encore (!) depuis 150 ans (révision tous les 5 ans)

Un poids énorme, une sur représentation d'image : quand la locomotive décroche les wagons.

Tous ces vins ont depuis plus de 150 ans, façonné Bordeaux : excellence des produits, mise en valeur des plus beaux terroirs, exigence permanente de qualité… un luxe mais qui a toujours présenté un caractère de masse ; Château Palmer couvre 66 hectares ce qui potentialise une production à 440 000 cols, Yquem lui s’étend sur 102 hectares de vignes et pourrait donner plus de 270 000 bouteilles de Sauternes ; loin des 20 hectares de moyennes des propriétés bordelaises.

Cette construction progressive des grandes étiquettes a permis l’essor du vignoble girondin : en se convertissant très tôt à l’AOC, en doublant sa surface dédiée à ses vins en cinquante ans et en passant (lors des deux décennies glorieuses des années 1980 et 90) de 3,7 à 6,4 millions d’hectolitres de vente. Bordeaux est devenu un leader mondial (près de 10% du marché d’exportation à la fin des années 90) à la notoriété inégalée depuis.

Aujourd’hui, les grands crus représentent 3 à 5% des volumes produits à Bordeaux, 1/3 de la valeur et la moitié du chiffre d’affaires à l’export : cette démesure illustre un glissement rapide. La locomotive a filé grand train, explosant le prix des vins (de 50 à 75€ la bouteille à l’orée du millénaire au double voir au triple en 2020). Devenus inaccessibles pour le consommateur, réservés à une micro élite financière, ils véhiculent une image qui impactent la représentation de l’ensemble des vins, sans plus permettre leur commercialisation. Ultra médiatisés, trop chers, détenus par des investisseurs et non plus des vignerons, portés par la spéculation autour des primeurs (Château Margaux 2020 504€ HT la bouteille pour un cours du vrac de Bordeaux rouge à 0,98€ et un prix de vente consommateur moyen en grande distribution à 3,42€ HT) et des surfaces (2,3 millions d’€ par hectare à Pauillac contre 118 000€ pour la moyenne départementale et 15 000€ pour un hectare en AOC Bordeaux), ils ont déconnectés Bordeaux du marché.

En 20 ans, la mise en marchés des vins de Bordeaux est revenu à son niveau de 1980 (3,82 millions d’hl en 2019/20) ; le foncier s’est effondré pour être un des plus bas de France ; une pauvreté sociale est apparue et s’aggrave faisant exploser la précarité du travail. Ce contraste unique au monde cristallise  l’image autour de hauts lieux transformés en attractions touristiques muséifiées, disneylandisées avec le risque de les faire mourir (Saint Emilion se vide de ses habitants).

De quoi la révolte d'Ausone et de Cheval Blanc est-elle le nom ?

Cet éclairage permet de regarder la décision des deux grands vins sous un autre angle.

L’injustice : si vous hérité d’une terre qui vous offre le meilleur terroir, quel est votre mérite à produire un vin d’excellence ? Refuser d’ouvrir le classement à d’autres critères (même financiers), ne relève-t-il pas d’un égoïsme un peu mesquin mal venu ?
Si la terre donne le vin, si seule une infime partie de celle-ci donne un vin d’exception, pourquoi ne pas l’offrir comme un bien commun (comme les grands monuments) ?
Après tout, l’arrivée de 2 nouveaux premiers grands crus classés A en 2012 (une nouveauté depuis 1954 !) n’explique-t-elle pas la décision d’Ausone et de Cheval Blanc ; d’autant que d’autres frappent à la porte avec de grandes chances d’être reçus cette année.

Jeter le bébé avec l’eau du bain : ainsi, ils seraient prêts à casser le classement plutôt qu’à se soumettre à cette arrivée. Sinon, pourquoi ne pas avoir dénoncer l’évolution du classement dès 2012 ? Cette tentation présente un risque nihiliste : comme les vignerons lassés des contraintes souvent absurdes des cahiers des charges des AOC se réfugient dans les IGP et les vins de France, les deux ‘A’ se passeraient de toute notion différenciante.
Rien ne prouve que ce calcul soit payant.
En effet, si leur marque peut suffire à leur réussite, que vaut-elle vraiment déracinée de son origine, sans les références à Saint Emilion et à Bordeaux. Faire de Cheval Blanc une marque mondiale aussi bien pour des restaurants que des espaces évènementiels ne la condamne-t-elle à l’antonomase* ?

Renverser la table : enfin, on peut imaginer la recherche d’une rupture réelle impossible dans le système en place ; cette révolution serait alors un aveu d’échec collectif. Il faudrait toujours pouvoir se réformer, évoluer de l’intérieur : nos instances (syndicales, politiques, associatives se sont affaiblies et sclérosées au point de ne plus bouger.

*L’antonomase est un phénomène appliqué au marketing par lequel un nom de marque est employé progressivement comme un nom commun par les consommateurs ou/et les médias (Karcher, Linoleum, Scotch) parfois jusqu’à sa disparition (sa déchéance) : Frigidaire, Sopalin, Carte Bleue.

Valoriser chaque vin pour ce qu'il est.

Le choix d’Ausone et de Cheval Blanc aura-t-il au moins le mérite d’ouvrir le débat (plutôt que de se transformer en une x-ième polémique, une guerre de clocher qui va encore écorner l’image globale des vins de Bordeaux) ?

On ne peut que le souhaiter. Peut-être montrera-t-il la nécessité de reprendre une démarche qui englobe les plus de 7 millions de bouteilles produites en Gironde ; comme le suggérait le Plan Bordeaux demain de 2009-10, jamais appliqué, la pyramide des vins existe et peut se conjuguer sur tous les segments de prix (hors les plus bas). Les grands crus ne doivent pas oublier que sans une base solide, elle s’effondre, les entrainant dans leur chute.

Tout le monde a sa place et tout le monde se tient. Face à l’incroyable crise commerciale traversée par Bordeaux, il convient plus que jamais de ne pas chercher à tirer la couverture à soit, espérant se sauver sans se préoccuper des autres.

Voilà, espérons-le, la vraie signification du retrait d’Ausone et de Cheval Blanc.

Sources : CIVB, Association des Crus Bourgeois, Terre de Vins, Michel Réjalot géographe Maître de conférences à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux, chercheur au Centre d’étude et de recherche sur la vigne et le vin, INSEE, « Les raisins de la misère » par Ixchel Delaporte.

                 

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