LA LOCOMOTIVE NE TIRE PLUS PERSONNE.

Un rôle historique.

Les chiffres du marché présentent parfois une côté implacable : dans un contexte tendu où la misère d’une grande partie du vignoble devient visible, la campagne des primeurs (en redécouvrir le mécanisme sur le site du Petit Ballon) souligne l’erreur commise par les grands vins bordelais.

La chute de 30 à 40% des prix de sortie comme le très faible intérêt d’achat pour le millésime 2023, obligent à une remise en perspective de ce que sont (ou furent ?) les grands crus.

Jusqu’aux années 2000, les étiquettes les plus prestigieuses « tiraient » telle une locomotive l’ensemble des vins de Bordeaux : leurs prix (haut de gamme) accessibles à tou.tes les consommateurs offraient un sommet à la pyramide des différentes appellations, à la fois qualitatif et en termes d’image.

Ainsi, pour prendre quelques exemples, le Château Haut Brion – Pessac Léognan s’échelonnait entre 25 et 95€, Ducru Beaucaillou – Saint Julien entre 22 et 71€ et même le luxueux Cheval Blanc – Saint Emilion de 23 à 146€.

Ainsi en France comme dans le monde, chacun.e pouvait rêver de s’offrir une bouteille de ce qui se produit de meilleur (ou du moins supposé comme tel). L’engouement pour ces vins s’est amplifié avec la mondialisation du marché et la multiplication des super riches pour qui l’exception devient quotidien : ces nouveau millionnaires mettent chaque jour à leur table les produits les plus chers.

Le tournant des années 2010.

Ce succès a généré une prédation des grands châteaux par de nouveaux actionnariats non issus du monde du vin, sensibles à la rentabilité financière à court-terme. Le résultat a été spectaculaire et rapide : dans un segment de marché où la rareté fait le prix, la hausse de la demande a créé une flambée sans précédent (en primeurs donc), une spéculation foncière (jusqu’à plusieurs millions d’€ l’hectare pour les meilleures parcelles) et aussi, phénomène moins connu, une extension des surfaces des propriétés (113 ha pour Yquem, plus de 250 pour La Tour Carnet). Selon Terre de Vins « la moyenne des 60 Grands Crus Classés 1855 médocains (était) de 70 hectares) » en 2022.

Si l’on regarde les courbes ci-dessus (3 exemples pour 3 grands crus de 3 AOC différentes), l’envolée a multiplié les prix par 6, 7, voir 30 en une ou deux décennies !

Les grands vins ne s’achètent plus à moins de 3 chiffres ! Ils sortent ainsi du marché du vin, s’inscrivent dans un luxe qui ne les rend plus visibles ou achetables par les consommateurs.

La preuve de ce décrochage se trouve en grande distribution : fers de lance des foires aux vins où les amateurs pouvaient les trouver à des prix promotionnés intéressants, les grands crus trop chers, ont quasi disparu aujourd’hui. 2014 marque la rupture : en deux ans, les volumes écoulés sont divisés par 2. Ils n’ont jamais repris depuis. L’acheteur vins d’Intermarché a expliqué lors des Ateliers du Vin Rayon Boissons 2024, que l’enseigne avait cumulé 5 années de primeurs en stocks, 25 millions d’€ de primeurs invendables ! Il pense que le niveau raisonnable de ses achats annuels ne devrait pas excéder 1 million d’€ (80% de moins que son historique).

Une posture devenue négative.

La situation globale des grands vins s’est inversée : ces 3% de produits d’exception ont accru leur poids volumique mais en oubliant le marché dont ils sont issus, ils ne permettent plus de respecter la base même de ce qu’est le luxe ; un produit rare et iconique qui donne envie d’acheter les autres produits de la gamme, moins chers, en masse. Chanel ne vit pas des robes haute couture, elles lui permettent de vendre des milliards de produits dérivés à sa marque (montres, parfums, accessoires, etc.) à très forte marge.

Les grands crus ne tirent donc plus rien. Pire, leur prix stratosphériques donnent une image inaccessible, trop chère à l’ensemble du vignoble bordelais. Ils participent à leur façon au bashing, à la crise.

Et pour eux, le moment semble venir du retour de bâton : la perte d’image commerciale de Bordeaux, l’effondrement de ses parts de marché et de ses ventes en France comme à l’international (relire Vins de Bordeaux, de l’origine de la crise à son achèvement : quelle réalité, quelles solutions ?) et l’inflation incontrôlée des primeurs a stoppé net l’attractivité et l’activité des dernière campagnes.

La qualité d’un millésime, le volume produit paraissent même se décorréler du prix.

Des exceptions et les autres régions comme modèle ?

Quelques contre exemples viennent apporter de possibles alternatives à ce qui ressemble à une fuite en avant. Les propriétés de Bernard Magrez ont résisté : Pape Clément reste nettement sous les 100€ (68€ en 2023), La Tour Carnet les 25€ (pour se maintenir en grande distribution et vendre ses 700 000 bouteilles annuelles !). Latour dont le prix avait été quintuplé en 4 ans est sorti en 2011 du système des primeurs : réduisant son attractivité spéculative, il favorise le « livrable » et la buvabilité.

Les négociants et courtiers ont eux trouvé une parade en faisant de la place de Bordeaux, le lieu des primeurs de grands vins étrangers ; ce relai de chiffre d’affaire les rend moins dépendant de la santé des vins locaux.

Enfin, c’est peut-être ailleurs qu’il faut (re)trouver le sens des primeurs : en Bourgogne par exemple, cela reste la rareté qui fonde la valeur ; ailleurs encore, le maintien des étiquettes iconiques au sein des appellations maintient un lien économique et d’image. Sur ce sujet comme sur tous ceux qui concerne le commerce, la situation paraît d’abord différencier ceux qui affirment une stratégie claire de ceux qui n’en ont pas.

                 

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