AUX ORIGINES DU MOT.

Le Covid comme point de départ.
Le 13 mai 2020, alors que les Français commencent à sortir du confinement, Santé Publique France publie une étude intitulée CoviPrev1, sur l’évolution de la santé mentale et des comportements à risque durant la période inédite qui venait de s’écouler. S’appuyant sur un échantillon de 2 000 individus, l’enquête s’intéresse à la consommation de tabac et d’alcool. Ses résultats démontrent que plus de 66% des questionné.es s’identifient comme buvant régulièrement (21% seulement pour les fumeurs) ; 65% ont conservé leurs habitudes malgré la situation, 11% ont augmenté leur consommation et 24% l’ont revu à la baisse. Ces chiffres prouvent une remarquable résistance pendant la crise ; pourtant, ils suffirent à faire tirer la sonnette d’alarme à Joël Forgeau, président de Vin & Société.
Dans une lettre ouverte datée du 15 mai2, il interprète ces données comme le signe de la baisse générale des ventes du vin, une affirmation surprenante, en contradiction avec une étude qui ne s’est d’ailleurs jamais intéressée à dresser la typologie des boissons alcoolisés consommées ! Pourtant, Joël Forgeau poursuit son analyse pessimiste, pour ne pas dire catastrophique au vu de son titre : « La consommation de vin des Français est à son niveau historique le plus bas ». En cause, l’effet délétère sur la convivialité propice à l’achat des vins, produits occasionnel et culturels , une réalité bien connue et documentée depuis plus de 60 ans maintenant par l’OIV (Organisation de la vigne et du vin), mais que la lettre semble pourtant déplorée, voire découvrir quand en conclusion, Joël Forgeau déclare solennellement par ces mots définitifs : « Les Français n’ont jamais aussi peu bu de vin. Ce constat ébranle le stéréotype du Français buveur de vin. Nous faisons face à une tendance structurelle de déconsommation de vin »3.
Ces affirmations sont pleines d’une nostalgie pour une réalité désormais lointaine : elles ignorent l’évolution du vin, de boisson alimentaire quotidienne (vin de table à gros rendements, de peu de degré et de qualité médiocre) à produit occasionnel et culturel (AOC et IGP). Comparer les deux produits, même s’ils ont gardé le même nom, n’est pas honnête et écarte le travail réalisé par les vigneron.nes depuis plus de 60 ans pour s’adapter à ce changement historique. Plus personne ne vinifie de vins de table aujourd’hui invendables.
Réalité d'une situation.
Elles sont aussi démenties quelques semaines plus tard : en juillet 2020, le CNIV (Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine et à indication géographique) publie dans sa newsletter semestrielle une étude réalisée par l’agence Kantar Worldpanel et le panel IRI des ventes en grande distribution4 (aussi cités dans la lettre de Vin & Société, de manière lacunaire toutefois). A la vue des graphismes, la vente des vins tranquilles a baissé durant le confinement, de 3%, les effervescents ont eux dégringolé de 45% (par rapport à la même période en 2019). Toutefois, le déconfinement marque une reprise de l’activité qui atteint +22% .
Si l’on compare cette étude avec celle de Santé Publique France, se dresse alors un portrait encourageant du marché viticole, capable de résister à une telle crise et d’en sortir même renforcé : en 2021 et 2022, la consommation globale de vin passe de 23,2 à 25,3 millions d’hectolitres (+9%) !
Pourtant, face à cette réalité du vin français qui a échappé au pire, le CNIV se montre, à l’instar de Vin & Société, curieusement pessimiste. Tout en prétendant s’appuyer sur les chiffres de Worldpanel, la newsletter s’épanche, là encore, sur la baisse de la consommation quotidienne, et regrette que l’eau soit devenue une alternative aux vins ! La même ligne se dessine et le président du CNIV, dans son édito, nous renvoie à un mot, celui-là même que Joël Forgeau avait employé dans sa lettre quelques mois plus tôt : la déconsommation, un phénomène présenté comme inscrit dans la longue durée, et que la Covid, en dépit des chiffres, aurait accéléré !
Cette antienne va se répéter depuis, reprise à l’envie par les médias professionnels puis grand public.
Sources :
1 étude CoviPrev Santé Publique France – 13 mai 2020 ;
2 note Vin & Societe – 15 mai 2020 ;
3 Joël Forgeau : « Les chiffres de Santé Publique France sont confortés par la baisse des ventes enregistrée depuis le début de l’épidémie de Covid19 » ; « La consommation de vin des Français est à son niveau historique le plus bas », 15 mai 2020, ligne 21-22 ;
4 les échos du CNIV – 2ème semestre 2020.
Cette série d’articles a été co rédigée avec Roxane Chaudier, maîtresse en histoire, Université Paris Cité.